Ordre cistercien

L’ordre cistercien de la stricte observance

Solesmes, 5 septembre 1998
par Dom Marie-Gérard DUBOIS
Abbaye N.-D. de la Trappe
F-61380 Soligny-la-Trappe, FRANCE

Tout trappiste est cistercien, mais tout cistercien n’est pas trappiste… Comment s’y reconnaître? Le vieux tronc neuf fois centenaire de l’Ordre Cistercien est, en fait, composé de plusieurs Congrégations qui jouissent d’une certaine autonomie tout en faisant partie de cet Ordre. Ces congrégations sont souvent d’origine territoriale. Certaines, toutefois, se sont détachées complètement du tronc, devenant canoniquement indépendantes, tout en vivant de la même sève cistercienne et bernardine… C’est ainsi que trois congrégations trappistes du XIXième siècle, comme je vais l’expliquer dans un instant, se sont réunies en 1892 en se séparant des autres et ont formé ce qui, aujourd’hui, s’appelle l’Ordre cistercien de la Stricte Observance ou trappiste, canoniquement distinct de l’Ordre Cistercien tout court.
La formation de Congrégations plus ou moins autonomes a débuté dans l’Ordre au XVième siècle. Dans un sens elle allait à l’encontre des intentions des fondateurs de Cîteaux, qui voulaient qu’une unité d’observances règne dans toutes les maisons de l’Ordre. Dans les faits, l’apparition de Congrégations remédiait à des carences de l’autorité centrale et visait une meilleure observance, ce qui était bien le but des fondateurs… Ceux qui semblaient faire sécession ne faisaient souvent que suivre l’exemple des fondateurs eux-mêmes. Peut-on le leur reprocher?

UN PEU D’HISTOIRE
A quoi répondait, en effet, la fondation de Cîteaux en 1098? Elle ne fut pas une création à partir de rien, mais l’entreprise de quelques moines bénédictins quittant leur abbaye de Molesmes, avec leur abbé, pour suivre de plus près la Règle de saint Benoît. On ne peut pas dire que Molesmes était décadente, mais la communauté s’est trouvée prise, peu à peu, dans le système féodal de l’époque et peut-être aussi dans les habitudes monastiques du temps, fortement marquées par Cluny. Le monachisme de type clunisien était fervent, certes , mais avait pris un tour particulier, caractérisé par une prière liturgique très développée et très cultivée, qui ne laissait guère de place au travail manuel, sinon celui des ateliers d’orfèvrerie, de sculpture, d’enluminure, de peinture. L’économie des monastères s’était adaptée à ces conditions et reposait sur les dîmes et autres taxes ecclésiastiques. Molesmes, à vrai dire, avait été fondée par des moines plus ou moins ermites, qui se rattachaient à un autre courant du XIième siècle, davantage soucieux de solitude et de pauvreté. On comprend que certains ne se retrouvèrent plus dans le visage qu’avait pris peu à peu leur abbaye et recherchèrent autre chose. Plusieurs tentatives nouvelles ont été entreprises. Seule celle de Cîteaux réussit, grâce, sans doute, à l’arrivée de Bernard et de ses compagnons en 1112 ou 1113. La personnalité de Bernard a marqué l’histoire de l’Ordre et de l’église durant la première moitié du XIIième siècle, c’est indéniable et je n’ai pas besoin de le développer. S. Bernard n’est pas le fondateur de Cîteaux, mais il en fut le maître spirituel et le docteur. Il est, pour toujours, “notre Père” saint Bernard. Du reste, je crois que l’on peut affirmer que la fondation de Cîteaux n’est pas tant l’œuvre des trois premiers abbés que l’on célèbre ensemble, Robert, Albéric et étienne que celle d’une génération, à laquelle appartiennent Bernard et d’autres. L’évolution des textes législatifs au cours du XIIième siècle le montre bien.
Les intentions des premiers moines de Cîteaux ressortent des documents primitifs. Les recherches historiques actuelles montrent que ces documents sont complexes et ont évolué au cours du XIIième siècle, comme je viens de l’évoquer. Ils se composent essentiellement d’un récit sur la fondation et le propos des fondateurs, récit qui inclut, pour justifier la fondation, des lettres d’époque entre le légat pontifical, le pape et les moines, et qui est suivi d’une charte, la “Charte de Charité”, régissant les rapports entre les monastères et avec les évêques, puis de diverses mesures d’observance. Je n’entre pas dans les discussions concernant l’évolution de ces documents et la datation de ses différents éléments. Disons seulement que les fondateurs ont voulu retrouver une observance proche de celle de la Règle bénédictine du VIième siècle, avec les adaptations nécessaires à leur époque, dans une certaine pauvreté et solitude. Leur façon d’interpréter la Règle leur a paru tellement essentielle à leur propos qu’ils ont voulu que leurs fondations – ou filles – la suivent à la lettre, pour ainsi dire, sans y introduire un sens différent. C’est pourquoi, disent-ils dans le noyau primitif, sans doute, de la Charte de Charité, dès la première fondation en 1113: “Nous voulons qu’ils aient le mode de vie, le chant et tous les livres nécessaires aux heures diurnes et nocturnes ainsi qu’aux messes, conformes au mode de vie et aux livres du Nouveau Monastère, de sorte qu’il n’y ait aucune discordance dans nos actes, mais que nous vivions dans une seule charité, sous une seule Règle et selon un mode de vie semblable” (CC. ch.III).
Les historiens se demandent dans quelle mesure cette uniformité a été effective, même au XIIième siècle, surtout à partir de 1147 quand des congrégations entières, comme celle de Savigny à laquelle appartenait La Trappe, s’agrégèrent en bloc à l’Ordre. Ce fut sans doute la rançon du succès de Cîteaux: tout le monde voulait devenir cistercien, mais comment canaliser tant de fondations ? Plusieurs étaient des affiliations de monastères existant déjà : chaque monastère affilié modifiait-il toutes ses coutumes ? A la mort de Bernard, Clairvaux comptait 70 maisons filles, du Portugal à la Suède, de l’Angleterre à la Sicile: comment leur Père Immédiat, l’abbé de Clairvaux, pouvait-il les visiter chaque année, comme le voulait la Charte de Charité? Dans les débuts les abbés des maisons éloignées étaient dispensés de venir chaque année au Chapitre Général. Comment alors se tenaient-ils au courant des dernières décisions ? Les nouvelles ne circulaient pas comme maintenant. Les décisions, quand elles étaient connues, devaient parfois être adaptées aux situations et conjonctures locales… Nous constatons que les Chapitres Généraux sont souvent intervenus pour rappeler le principe de l’uniformité: n’est-ce pas le signe qu’il devait être quelque peu ébréché?
En tout cas, au milieu du XVième siècle la Renaissance s’annonce dans un monde totalement bouleversé et divisé qui rend l’uniformité pratiquement impossible. C’est l’époque, rappelons-le, du développement des nationalismes. Auparavant l’Ordre, avait traversé des périodes difficiles : dissensions internes — l’autorité de l’abbé de Cîteaux est contestée, il faut une bulle pontificale en 1265 pour établir un compromis ; au cours de l’histoire il y aura souvent, hélas, mésentente entre Cîteaux et Clairvaux… — contraintes du dehors: changements sociaux qui ont leur influence sur le recrutement, revers économiques, puis la peste noire, au milieu du XIVième siècle, troubles dans l’église, Grand Schisme (1378-1417) ; taxations abusives tant de la part du roi que du pape, les razzias des troupes, en France, durant la guerre de Cent Ans (1337-1453) d’autres guerres comme celle qui amenèrent la fin du duché de Bourgogne. La Trappe, pour ne parler que d’elle, est mise à sac et incendiée en 1376, puis de nouveau pillée en 1469… Plus tard ce seront les guerres hussites et la Réforme protestante, surtout dans les pays germaniques, scandinaves ou anglo-saxons (des centaines de monastères furent détruits ou sécularisés, il y eut aussi des martyrs), les guerres de religion en France — Cîteaux sera investie par les huguenots en 1574. Ne parlons pas de la commende, pontificale dès le XIVième siècle, puis royale à partir de 1516. Autant de causes qui perturbèrent le bon fonctionnement des institutions, notamment celle du Chapitre Général. Comment les abbés des diverses régions d’Europe pouvaient-ils se réunir à Cîteaux et réguler l’ensemble de l’Ordre? L’abstentionnisme était de mise. D’ailleurs, pendant le Grand Schisme, par exemple, la tenue des Chapitres Généraux est souvent suspendue. Ils s’espacèrent régulièrement à partir de 1546 ; on n’en compte que six de 1562 à 1601.
Ces difficultés provoquèrent l’apparition des Congrégations nationales ou régionales qui s’efforcèrent de reprendre en sous-œuvre la tâche de redressement que l’autorité suprême tentait vainement de mener à bien, malgré ses efforts. Ce ne fut pas sans résistance de la part de l’autorité centrale, car ces Congrégations étaient ressenties comme autant de rupture de l’unité voulue par les fondateurs mais le mouvement était trop fort et, somme toute, il servit la réforme nécessaire de l’Ordre en certaines régions. La première Congrégation vit le jour en Castille en 1425, fruit de l’action réformatrice d’un Martin de Vargas . Elle obtint son indépendance. A la fin du siècle le pape réunit les abbayes de Toscane et de Lombardie dans la congrégation italienne de Saint-Bernard.
Je ne peux, dans le cadre de cette causerie, faire l’histoire des diverses congrégations. Certaines prirent leur indépendance totale, d’autres restèrent sous l’autorité ultime du Chapitre Général, comme celles d’une partie de l’Italie, de Haute-Allemagne ou de Pologne. Elles connurent des vicissitudes, notamment à la suite des événements politiques: la suppression des monastères de moines au Portugal et en Espagne en 1834-1835, la politique de l’empereur germanique Joseph II, qui en 1782 força les moines, s’ils ne voulaient pas être supprimés, à s’occuper de paroisses ou d’écoles (ce qu’ils continuent de faire…), les sécularisations engendrées par les envahisseurs français sous Napoléon… Certaines ont traversé plus ou moins bien les épreuves, d’autres se sont relevées de leurs cendres, d’autres se sont créées à des dates plus récentes. Actuellement l’Ordre cistercien (non trappiste) regroupe en son sein treize Congrégations qui ont leurs propres Chapitres de Congrégation et leurs propres Constitutions et qui se situent principalement dans les pays de langue germanique, dans l’Europe centrale, en Italie, au Brésil, au Viet-Nam. L’Espagne compte trois maisons de moines, mais un grand nombre de monastères de moniales qui ont traversé la période malheureuse du XIXième siècle. En France la Congrégation de Lérins est née en 1867: elle comprend Lérins, Sénanque, Castagniers (moniales) et hors de France Rougemont au Canada et un prieuré au Viet-Nam. Boulaur est un monastère indépendant de moniales.
En France, avant la Révolution, il n’était pas question de se couper de Cîteaux dont on était relativement proche. Cependant au moment de la mise en œuvre de la réforme décidée par le Concile de Trente, au tout début du XVIIième siècle, l’Ordre se divisa entre monastères réformés (dits de l’étroite Observance) et monastères non réformés (dits de la Commune Observance). Cette division s’accomplit dans un climat peu édifiant de querelles d’observances, parfois à l’intérieur même de communautés (on a parlé de guerres d’observances), mais aussi de rivalités de personnes, dans laquelle, d’ailleurs, s’impliquèrent de grands personnages de l’état, comme les cardinaux de La Rochefoucauld et de Richelieu… Les monastères de l’étroite Observance ne furent jamais reconnus comme Congrégation autonome, bien qu’ils aient rédigé des Constitutions particulières, se soient souvent assemblés entre eux en ayant leurs propres visiteurs canoniques et leurs propres noviciats .
C’est à l’intérieur de l’étroite Observance que se situa, à La Trappe, la réforme de l’Abbé de Rancé. Il voulut être encore plus radical que les autres. Mais, s’il rédigea ses propres Règlements, qui furent approuvés par le Pape et si, après le Chapitre Général de 1667, il se désintéressa peu à peu de ce qui se passait dans l’Ordre, ne suivant que sa propre ligne, il ne se coupa jamais de l’Ordre et accepta toujours les visiteurs envoyés par celui-ci. Il est donc faux d’affirmer qu’il créa l’Ordre des Trappistes. C’est à l’intérieur de l’Ordre cistercien que s’inscrit la réforme de La Trappe.
Cette réforme, cependant, fut si profonde qu’elle conserva sa vigueur tout au long du XVIIIième siècle, alors que le reste de l’Ordre, mises à part quelques abbayes, s’amenuisait et perdait de sa ferveur. A la veille de la Révolution, la communauté vivait encore de l’esprit de Rancé. Chose très exceptionnelle alors, elle comptait 103 profès, moines ou convers, le même nombre de profès que les cinq plus anciennes et prestigieuses abbayes cisterciennes réunies. Plus des deux tiers des quelque 230 monastères masculins de France ne comptaient pas neuf religieux: leur moyenne générale était inférieure à cinq religieux… Les chiffres ne disent pas tout, certes. La commission dite des Réguliers chargée en 1766 de s’enquérir, dans tout le royaume, de l’état réel des communautés, constate que «les Cisterciens sont profondément décadents à l’exception des deux réformes de la Trappe et de Sept-Fons et de quelques rares maisons». La Trappe et Sept-Fons totalisaient 10% de l’ensemble des cisterciens français. Cette vigueur spirituelle de La Trappe, qui est bien due à Rancé, permit à celle-ci de sauver l’Ordre en France, par delà la bourrasque révolutionnaire. Et voilà l’exceptionnel que l’on peut mettre au crédit de Rancé.
Car c’est pour éviter la ruine qui s’annonçait en 1791, et sauver, fortifier même, comme il l’affirme , la réforme rancéenne que le maître des novices d’alors, dom Augustin de Lestrange, obtint, difficilement d’ailleurs, l’autorisation de s’exiler en Suisse, à la Val-Sainte, avec une vingtaine de moines, dont les novices. L’histoire lui donna raison, car les autres furent dispersés de force, certains moururent martyrs (dont le prieur, qui fut béatifié en 1995 avec ses compagnons sur les pontons de Rochefort). D’autres moines, fuyant la persécution, se rallièrent plus ou moins rapidement au groupe des trappistes exilés. Il fallut bientôt essaimer en Espagne, en Flandre (Darfeld), en Angleterre, en Italie, Il fallut installer aussi, près de là, des moniales cisterciennes. Dom Augustin, reconnu par le Saint-Siège en 1794 comme abbé de la Val-Sainte «de l’Ordre de Cîteaux et de la Congrégation de la Trappe», dit le texte pontifical, considéra que son autorité s’étendait sur toutes ses fondations, puis sur les moniales…
La Congrégation de La Trappe était pratiquement née … Elle eut des périodes difficiles à traverser, puisqu’il fallut fuir les armées napoléoniennes jusqu’en Russie en une odyssée devenue célèbre. Dom Augustin dut même se réfugier, un temps, aux états-Unis…
Mais la forte impulsion qu’il donna à son œuvre manqua de discernement. Les Règlements qu’il rédigea furent trop rigoureux et exténuants, et le Saint-Siège, pressenti, ne voulut jamais les approuver. Une des fondations, Darfeld, plus ou moins en conflit avec lui, prit son indépendance et opta pour un retour aux Règlements de Rancé, dès 1808. C’est à partir de Darfeld, d’une part, et de la Val-Sainte, d’autre part, où étaient revenus quelques moines après leur odyssée incroyable et leur dispersion de 1812, qu’après la chute de l’empire, la France se repeupla de cisterciens, qu’on appela alors trappistes. Avec bien des péripéties, qu’il serait trop long de développer, ils se répartirent, pour ne pas dire “se divisèrent” en deux Observances, l’une autour des Règlements de Rancé, dans la lignée de Darfeld et en Belgique, l’autre, dans la filiation de La Trappe, autour des anciens Us de Cîteaux, une fois qu’il fut évident que les Règlements de la Val-Sainte ne seraient jamais approuvés. Il y eut ainsi, à partir de 1847, trois Congrégations trappistes. La Trappe, à la tête de l’une d’elle, se dota alors du titre de “Grande-Trappe”
La communauté de Cîteaux avait disparu lors de la Révolution. La succession de ses abbés, “têtes de l’Ordre”, était interrompue. Pie VII, qui essaya de faire revivre le monachisme cistercien en Italie dès 1814, nomma l’abbé de Santa Croce, à Rome, Président général des Cisterciens. Demeuraient encore dans l’Ordre quelques abbayes de langue germanique qui avaient formé des Congrégations plus ou moins autonomes dès le XVIième siècle, comme je l’ai dit, mais qui, à cause de la politique religieuse de l’empereur autrichien Joseph II, avaient dû prendre en charge des paroisses et des collèges… Les cisterciens d’Italie, ressuscités par le pape, les suivirent peu ou prou sur cette voie.
Les Trappistes se sentaient mal à l’aise dans ce contexte et, compte tenu du manque d’affinité naturelle entre Français et Autrichiens, surtout après la guerre de 1870, lorsque, à la fin du siècle dernier, sous l’impulsion de Léon XIII lui-même, les diverses congrégations qu’ils formaient voulurent se rapprocher et s’unir, ce fut pour se séparer du reste de l’Ordre. L’Ordre de la Stricte Observance était créé le 8 décembre 1892 et pouvait élire son propre Abbé Général, échappant ainsi à la tutelle toute relative de l’Abbé Général cistercien qui venait d’être élu, sans eux, en 1891 en Bohême. C’est ainsi que la Famille cistercienne compte actuellement deux Ordres Cisterciens rassemblant des monastères de moines et de moniales. Elle compte aussi d’autres monastères de moniales indépendants de ces deux Ordres, telles que les maisons des bernardines d’Esquermes (qui forment aussi un “Ordre”) ou de la Congrégation de Las Huelgas, en Espagne, et d’autres. En 1898, les trappistes pouvaient racheter et réoccuper la vénérable abbaye de Cîteaux, lui rendant sa place de première maison de l’Ordre.
Dans la bulle pontificale ratifiant les décisions du Chapitre Général de 1892, il était bien stipulé que le nouvel Ordre continuait de se rattacher au tronc historique de l’Ordre cistercien dont la sève n’avait cessé de l’alimenter et dont il ne perdait aucun des privilèges. Voilà pourquoi, canoniquement créée en 1892, la Stricte Observance peut fêter aujourd’hui son neuvième centenaire en même temps que les autres cisterciens et cisterciennes. Dorénavant je ne traiterai plus que de cet Ordre cistercien dit aussi trappiste.

L’EVOLUTION DE L’ORDRE EN NOTRE VINGTIEME SIECLE
Sur quelle base se fit l’union en 1892? Pour l’esprit, ce fut sur le Cîteaux primitif et la Règle de Saint Benoît; pour les observances, notamment la mesure du jeûne et l’heure des repas qui en dépend, ce furent les Règlements de Rancé, perçus alors comme des “accommodements” face à la rigueur des autres qui, en carême, par exemple, ne prenaient qu’un repas par jour, après les Vêpres, comme dans la vieille Règle du VIième siècle — un usage que Rancé, tout pénitent qu’il fût, n’avait pas osé rétablir. Mais l’esprit de Rancé demeura encore vivant pendant tout un temps. “Trappiste” était alors synonyme de pénitence et de travail, avec une certaine méfiance envers les études .
Pourtant un mouvement se dessinait chez certains dès le début pour mesurer ces accents pénitentiels en regard de la vie de charité hautement prônée par les cisterciens des origines, et notamment par saint Bernard. Il fut ainsi décidé de réviser le Directoire spirituel des Cisterciens Réformés publié en 1869, sorte de commentaire des observances et règlements qui expliquait dans quel esprit les pratiquer… et cet esprit, comme le remarquait alors l’abbé de Bricquebec, dom Vital Lehodey, «était trop exclusivement pénitent». C’est à cet abbé que fut confié par le Chapitre Général de 1910 le travail de révision et il fit en sorte qu’on rende la priorité à la contemplation. Sa spiritualité était marquée par la voie d’abandon et d’enfance spirituelle et ce fut pour lui une joie de pouvoir se reconnaître en Thérèse, quand il prit connaissance de l’Histoire d’une âme, vers 1910 .
Plusieurs autres abbés du début du siècle contribuèrent à infléchir la tendance de la spiritualité monastique dans l’Ordre, comme dom Chautard, abbé de Sept-Fons de 1899 à 1935, dom Malet, abbé de Ste-Marie-du-Désert. Après la première guerre mondiale, l’abbé de Chimay, dom Anselme Le Bail, a remis en valeur l’étude des auteurs cisterciens du XIIième siècle et des origines de Cîteaux. A partir de 1934 commença à paraître la revue Collectanea OCR. qui, pour sa part, contribua à faire redécouvrir et à divulguer l’esprit de Cîteaux. Les études sur l’histoire de l’Ordre furent aussi encouragées.
Le mouvement s’accentua après la Seconde Guerre mondiale. L’Ordre profita résolument des renouveaux patristique, biblique, liturgique qui préparèrent Vatican II. Le huitième centenaire de la mort de S. Bernard en 1953 donna une impulsion déterminante aux études bernardines, que stimula l’édition critique de ses œuvres préparée par dom Jean Leclercq. Les Sources Chrétiennes commencèrent à publier plusieurs traductions d’auteurs de l’école cistercienne du XIIième siècle. De l’autre côté de l’Atlantique, on n’était pas en reste: un effort important a été entrepris, marqué à l’origine par la personnalité de Thomas Merton, universellement connu, mais poursuivi autour de l’Institut des études Cisterciennes de Kalamazoo, auprès de la Western Michigan University, tandis que dans les monastères certaines traductions, moins scientifiques, monnayaient auprès des jeunes et des moins jeunes la sagesse de nos Pères cisterciens. Un effort semblable était accompli dans l’aire hispanophone de l’Ordre, en Espagne et en Amérique latine où l’Ordre commença à s’implanter en 1958. Rappelons la construction, par dom Gabriel Sortais, au début du pontificat de Jean XXIII, de Monte Cistello, qui accueillit un grand nombre de jeunes moines du monde entier, pour une formation plus poussée dans les universités ou les athénées romains. Nous n’étions pas les seuls, à l’époque, à construire à Rome des maisons d’étude, et comme beaucoup d’autres, il a fallu vendre, un peu plus tard, cette bâtisse dont l’utilité n’a eu qu’un temps. Mais l’œuvre de rénovation intérieure ne s’est pas arrêtée et rien ne pourrait justifier de nos jours la réputation de moine austère et inculte attachée jadis à l’épithète trappiste… Nous lisons encore les écrits de Rancé, mais comme ceux d’un témoin dans une histoire. Rancé n’est pas notre Père, comme l’est saint Bernard. Ses ouvrages n’exercent plus d’influence décisive sur nos conceptions monastiques, alors que nous nous inspirons de plus en plus des écrits des moines cisterciens du XIIième siècle. Mais, comme je l’ai dit, sa réussite, l’importance de son influence, se situent de façon incontestable au niveau de la communauté de La Trappe, pendant plus de deux siècles. Grâce à l’impulsion qu’elle a reçue de lui, La Trappe permit à l’Ordre, ou plutôt à cette partie de l’Ordre qui s’enracine dans l’étroite Observance du XVIIième, de survivre à la vague déferlante de la Révolution Française. De cela l’histoire peut être redevable à Rancé et c’est ce qui justifie qu’on puisse nous appeler “trappistes”.
Un phénomène nouveau se fait jour — nouveau au moins par son ampleur: l’intérêt que portent de nombreux laïcs à la spiritualité cistercienne, y trouvant pour eux une source d’inspiration et d’engagement. Ce phénomène se manifeste autant en France qu’aux états-Unis ou en Argentine, ailleurs, peut-être. En France cela a conduit les différentes composantes de la Famille cistercienne à mettre sur pied une association pour le rayonnement de la culture cistercienne (ARCCIS), qui vient, entres autres réalisations, d’éditer un répertoire des publications disponibles en ce domaine.

L’EXPANSION DE L’ORDRE
Quand les Trappistes se regroupèrent en Ordre autonome, ils comptaient quelque 2.900 moines et 860 moniales. Dix monastères de moines, seulement, se situaient hors d’Europe, dont six subsistent encore aujourd’hui, en comptant Notre-Dame de Consolation en Chine, anéanti en 1949, non sans donner des martyrs à l’église. La majorité se trouvaient en France: 23 abbayes de moines et 12 des 13 monastères de moniales. Un bon siècle plus tard, l’Ordre compte, en janvier 1998, dans 42 pays des cinq continents, 96 monastères de moines (dont 16 en France) et 66 de moniales (dont 14 en France). Comme Notre-Dame de Consolation, la communauté qui était en Slovénie a été dispersée depuis l’instauration du régime communiste. Une troisième, les Mokoto dans la région du lac Kivu, a vu récemment son monastère pillé et détruit: ses membres doivent vivre dispersés, espérons que cette communauté pourra se réunir à un nouvel emplacement dans un avenir pas trop éloigné. D’autres communautés ont souffert des événements politiques qui ont affecté leurs régions. Nous savons tous ce qui est advenu à la communauté de Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine, en Algérie, 59 ans après le massacre de moines à Viaceli durant la guerre d’Espagne…
L’expansion hors d’Europe date des débuts de l’Ordre, mais elle a pris un tour plus décisif après la Seconde Guerre mondiale, alors que dans la première moitié du siècle, l’Ordre s’était surtout répandu en Europe. En 1945, les communautés européennes représentaient 79,7 % de l’Ordre, elles n’en représentent plus, fin 1997, que 53,7 % et notre Abbé Général est argentin… L’afflux des vocations après la guerre et l’influence de Thomas Merton multiplièrent par quatre, en une dizaine d’années, le nombre des monastères de moines dans les états-Unis d’Amérique ; le premier des cinq monastères de moniales y fut fondé en 1949. Mais l’Ordre se tourna résolument vers les continents où il n’était pas encore implanté. En Afrique noire: la première fondation date de 1951 ; il y a maintenant sur ce continent et Madagascar 18 monastères de moines ou de moniales, sans compter l’Atlas en Afrique du Nord (une douzaine ont un supérieur autochtone à leur tête). En Amérique centrale et du sud à partir de 1958: on y dénombre actuellement 11 monastères. En Asie: l’Ordre était déjà implanté en Chine et au Japon dès la fin du siècle passé, mais les fondations se sont multipliées au Japon, et ont touché l’Indonésie (1953), les Philippines (1972), la Corée du sud (1987), Taïwan (1991) et tout récemment l’Inde (Kérala). N’oublions pas l’Océanie : Australie et Nouvelle-Zélande en 1954, Nouvelle Calédonie en 1968. Malgré la diminution des effectifs, l’expansion continue : presque chaque année, une fondation est entreprise: il y en eut 29 dans le dernier quart du XXième siècle. Les communautés deviennent plus petites, mais elles se multiplient et la plupart du temps hors d’Europe.
C’est au début de 1958 que l’Ordre totalisa le plus de moines: 4350 au début de l’année, y compris les novices et les postulants. Depuis 1965 ils sont moins de 4000 et dans les années 1978-1980 ils ne dépassaient guère les 3000, Au 31 décembre 1997, ils étaient 2533. Les moniales ont diminué beaucoup moins: plus de 2000 fin 1963, elles sont encore plus de 1850, trente-quatre ans plus tard. La proportion entre moines et moniales s’établit maintenant dans l’Ordre à 57,7 et 42,3 %, alors qu’elle était de 72,6 et 27,3 % en 1952. C’est dire le dynamisme féminin. Alors qu’elles sont moins nombreuses que les moines, elles ont réalisé plus de fondations. 45,5 % des monastères féminins sont hors d’Europe.
On ne se doute peut-être pas de ce dynamisme de l’Ordre, malgré l’élévation de la moyenne d’âge qui peut être préoccupante en bien des monastères d’Europe et d’Amérique du Nord.

UN ORDRE UN, DES MONASTERES MASCULINS ET FEMININS
L’Ordre a cette particularité de compter en son sein des maisons masculines et des maisons féminines. Les moniales ne forment pas un second Ordre, comme en d’autres traditions, dominicaines, par exemple, ou franciscaines. L’Ordre est un. Tellement un que, jusqu’en 1970, le Chapitre Général, composé uniquement d’abbés, gouvernait aussi bien les moniales que les moines. Alors que le rôle de la femme s’affirmait très justement à égalité avec celui de l’homme, il fallait que les moniales aient leur mot à dire dans les décisions qui les concernaient. A trois reprises, en 1958, 1964 et 1968, l’Abbé Général dom Gabriel Sortais prit l’initiative de réunir les abbesses pour qu’elles puissent au moins exprimer leurs souhaits, mais il revenait encore au Chapitre Général des abbés de les entériner en leur donnant force de loi. L’Ordre demanda que les abbesses soient autorisées à participer aux Chapitres des abbés et à délibérer avec eux, mais le Saint-Siège, en date du 15 juillet 1970, préféra qu’elles aient leurs propres réunions pour établir leur législation. Cette réponse créa d’abord un certain trouble dans l’Ordre : ne nous poussait-elle pas à la séparation ? En réalité l’expérience aboutit quelques années plus tard, dans les Constitutions approuvées en 1990, à des solutions qui respectent à la fois l’unité de l’Ordre et la spécificité de chaque partie.
Se réunir toujours en deux assemblées distinctes, certes, pouvait comporter le risque de voir se creuser un fossé entre les uns et les autres, ou, à l’inverse, celui que l’une des branches suive sans cesse l’autre, sans pouvoir se faire entendre ni prendre sa part de responsabilité. Mais la réunion de tous en un même chapitre aurait pu entraîner, par la simple inégalité du nombre des voix, une influence prépondérante des hommes. D’autre part les besoins des uns et des autres sont-ils toujours les mêmes ? Faut-il forcément adopter des solutions communes et égalisatrices ? La solution retenue depuis 1987 consiste en ceci : canoniquement il y a deux Chapitres Généraux, chacun étant autorité suprême dans l’Ordre pour sa partie, mais ils peuvent débattre ensemble: on parle alors de “Réunion générale mixte”. De plus, pour ce qui touche les grandes orientations monastiques, les observances principales et la structure de l’Ordre, les décisions sont inter-dépendantes, c’est-à-dire que celles d’une partie doivent avoir l’aval de l’autre pour devenir loi. La discussion en commun permet d’entendre les avis des uns et des autres et de se forger des convictions communes. Mais la séparation des votes permet à chaque partie de se rendre compte de ce qu’elle souhaite pour elle. Dans les questions de moindre importance, seule une consultation réciproque est requise, chacune des parties ayant l’autorité suffisante pour adopter ce qu’elle désire à son niveau. De plus abbesses et abbés élisent le même Abbé Général qui présidera et le Chapitre des abbés et celui des abbesses. Là encore les voix ne se mélangent pas : l’élu doit avoir recueilli la majorité de chaque côté.
Nous trouvons donc une quasi égalité de tous face au pouvoir, mais sans confusion ni séparation complète. N’est-ce pas une formule originale pour concilier les rôles des hommes et des femmes dans la direction des affaires, qui peut inspirer d’autres structures ecclésiales, voire sociales et politiques ?…
Abbés et abbesses ont aussi leurs propres Commissions centrales de préparation des Chapitres Généraux, qui travaillent toujours ensemble. Elles font office de conseil élargi de l’Abbé Général quand elles sont réunies. Entre temps l’Abbé Général est assisté d’un conseil permanent de quatre membres. Il est question d’y inclure des moniales avec plein droit de vote.
Les abbayes ont entre elles d’autres rapports que ceux qui s’établissent à travers les Chapitres Généraux. Chacune est en dépendance directe de celle qui l’a fondée (par essaimage) et qui est devenue dès lors sa maison mère. Nous ne sommes pas regroupés en province et encore moins en Congrégations, mais en maisons mères et maisons filles, qui peuvent à leur tour devenir mères. C’est le système de la filiation. L’abbé de cette maison est le supérieur direct, immédiat, de l’abbé de la maison fille: d’où son nom de Père Immédiat. Son autorité — assez limitée — s’exerce surtout à travers la Visite Régulière qu’il accomplit au moins tous les deux ans, au cours de laquelle il écoute chaque moine tour à tour et s’entretient avec la communauté des mesures éventuelles à promouvoir pour une meilleure régularité.
Les monastères de moniales ont la même structure que ceux des moines. Cependant les abbayes ne se rattachent pas directement à leur maison fondatrice, mais à une abbaye plus ou moins proche de moines, qui est ainsi leur maison mère. Ceci de façon à ce qu’elles soient sous la juridiction d’un Père Immédiat qui soit prêtre. Le Père Immédiat assure de droit la Visite Régulière, mais il doit, une fois tous les six ans, déléguer quelqu’un d’autre pour la faire et nous venons de décider récemment que ce pourrait être une abbesse: à ce niveau aussi nous évoluons vers une intégration plus grande des structures masculines et féminines de l’Ordre.
Au delà de ces liens d’ordre juridique, il existe, bien sûr, toutes sortes de rapports entre membres d’abbayes d’une même région, dans le but de s’entraider. Des réunions informelles s’organisent entre ceux et celles qui ont des responsabilités semblables, comme aussi entre les jeunes en formation. Il serait utopique cependant de penser qu’on en arrivera un jour à des communautés mixtes. L’Ordre est mixte, non chaque communauté.

AUTONOMIE LOCALE ET POUVOIR CENTRAL
Une particularité des Ordres monastiques réside dans la façon dont se concilient autonomie locale et pouvoir central. Cela a sa répercussion sur la nature même des Chapitres Généraux et la façon dont ils fonctionnent, si on les compare aux Chapitres Généraux des Instituts de vie apostolique, par exemple. Ces derniers sont des réunions exceptionnelles, assez espacées, qui regroupent des supérieurs, mais aussi, et en plus grand nombre parfois, des délégués élus par l’ensemble des religieux, pour mieux définir les orientations de l’Institut et élire, au terme de leurs mandats, le supérieur général et ses conseillers. Le supérieur général jouit d’une réelle autorité sur tous les membres de l’Institut, même durant le temps où est réuni le Chapitre Général… Dans le monde monastique, chaque monastère est, de soi, autonome. Mais, pour des raisons d’entraide, les monastères, depuis l’empire carolingien, se sont regroupés selon certaines affinités ou sous des influences semblables. On pourrait dire qu’alors chaque abbé ou abbesse s’est mis à partager avec d’autres sa propre autorité ; il renonce à une certaine autonomie pour profiter de l’entraide des autres. Un peu à la façon dont se construit l’Europe des nations: chacune partage avec d’autres quelques parcelles de sa souveraineté, pour une entraide réciproque. L’autorité de l’ensemble vient de la délégation implicite de chacun, par l’intermédiaire, pour nous, des Constitutions approuvées par le St-Siège, bien sûr. Mais en la partageant chaque supérieur ne la perd pas dans son fondement et c’est bien pourquoi, au sein même de l’Ordre, les monastères demeurent foncièrement autonomes. Si le Chapitre Général exerce une autorité qu’on peut appeler “suprême”, cela résulte de la mise en commun par les abbés de leur propre “autorité suprême”. La véritable autorité suprême dans l’Ordre est collégiale. En ce sens il n’y a pas de supérieur général en haut de la pyramide, qui aurait une autorité indépendante et suprême. Certes, nous élisons un Abbé Général. Mais il est essentiellement le président du Chapitre Général ; il assure entre les sessions du Chapitre le suivi des décisions de celui-ci, et s’il exerce un certain nombre de pouvoirs bien définis, c’est sous l’autorité du Chapitre auquel il rend compte de son administration, bien qu’il jouisse d’une autorité morale incontestable, du fait qu’il visite toutes les communautés, assure un certain lien entre elles et assiste les supérieurs qui lui demandent conseil.
Nos Chapitres, pour cette raison, se réunissent à des dates relativement rapprochées: tous les trois ans. Leur fonction est, certes, de réfléchir aux orientations que la vie monastique doit prendre: il prend les mesures législatives qui s’imposent, mais il est surtout un lieu de partage entre communautés, pour une meilleure entraide. L’habitude s’est prise, ces dernières années, d’établir des rapports sur chaque communauté, qui constituent la base de nos échanges, en commissions ou en séance plénière… L’on retrouve l’intuition première de Cîteaux: à l’origine les abbés des maisons filles se retrouvaient périodiquement à Cîteaux pour «y traiter du salut de leurs âmes et décider de ce qui doit être redressé ou ajouté dans l’observance de la sainte Règle et des prescriptions de l’Ordre: ils rétabliront le bien de la paix et de la charité mutuelle».

L’UNANIMITE DANS LA PLURIFORMITE
Les fondateurs de Cîteaux avaient leur propre optique, lorsqu’ils quittèrent Molesmes en 1098. Ils voulaient que cette optique demeure celle de toutes les maisons de l’Ordre et ils ont décidé que partout l’on suivrait les mêmes coutumes et les mêmes livres liturgiques. Cette uniformité d’observance a sans cesse été un principe directeur au cours de l’histoire de l’Ordre, même s’il fut mis à mal en bien des occasions, et l’exemple le plus patent en est peut-être la réforme de Rancé, qui institua ses propres règlements, suivi en cela par dom Augustin de Lestrange. Mais, précisément, ces diversités d’observances ont souvent posé problème dans l’Ordre. Ces querelles d’observance nous semblent bien mesquines, maintenant, mais elles étaient le revers d’un attachement au principe de l’uniformité. Encore en 1913, en accordant à une fondation de Sept-Fons au Brésil, comme à Latroun en Terre Sainte, quelques dispenses mineures, telles que la possibilité d’une sieste en tout temps ou la faculté de ne pas mettre la coule durant les grandes chaleurs ou d’alléger le jeûne, de modifier l’horaire, pour tenir compte du climat, le Chapitre Général précisait «qu’il faudrait éviter désormais de fonder des monastères dans des pays où il est presque impossible d’observer notre sainte Règle». Cela en dit long et sur la conception de la Règle qu’on avait alors et sur le repliement sur une seule culture qu’entraînerait cette uniformité sur des détails d’observance si on voulait la maintenir.
L’Esprit est plus fort que la loi. L’expansion de l’Ordre sous toutes les latitudes et dans toutes les cultures, après la Seconde Guerre mondiale, obéissait à l’Esprit. Bien des monastères ont entendu l’appel du “Macédonien” auquel saint Paul n’a pu résister: “Sors de tes frontières” . Et c’est la conception étriquée du principe d’uniformité qui en pâtit. L’on rechercha l’unité de l’Ordre, son unanimité même, dans une identique visée monastique, plus que dans l’uniformité des détails qui devenait impossible. Par ailleurs le renouveau conciliaire requérait qu’on accorde plus d’attention aux situations pastorales, qui ne sont pas semblables partout, pas même à l’intérieur d’une communauté donnée. Il fallait rendre à chaque abbé plus de responsabilité effective par rapport à la vie et à l’observance de sa communauté.
Le Chapitre Général de 1969 fut, en ce sens, un moment charnière dans l’histoire de l’Ordre. Il renonça officiellement au principe de l’uniformité et décida que la législation future serait du type “loi-cadre”. L’unité était affirmée dans une Déclaration sur la vie cistercienne, qui était comme une charte, un pacte fondateur, établissant l’orientation contemplative de l’Ordre et les grandes lignes des observances; mais le détail de celles-ci était laissé à l’appréciation locale. Cela se concrétisa dans un Statut sur Unité et Pluralisme (SUP) dont les dispositions se retrouvèrent, mais développées, dans les Constitutions qu’il fallut mettre au point. Fut-ce une trahison de l’esprit des fondateurs ? On peut penser que cette évolution permit au contraire «d’adapter effectivement les desseins des fondateurs aux conditions actuelles», comme le demandent, précisément, nos Constitutions actuelles.

UNITE DANS LA DIVERSITE AU SEIN DE CHAQUE COMMUNAUTE
Cette pluriformité dans l’unanimité se retrouve au sein de chaque communauté. Autrefois la communauté comportait des moines et des convers, presque à égalité de nombre. Les premiers assuraient la prière chorale, les seconds travaillaient davantage que les premiers et se contentaient d’une prière extérieurement plus simple, même si les choristes travaillaient de quatre à cinq heures par jour. Seuls les choristes, depuis le Moyen Age, avaient voix au chapitre, ce qui ne pouvait plus s’admettre en plein XXième siècle. Par ailleurs, le renouveau liturgique changeait les perspectives et invitait à offrir à tous la possibilité d’y prendre une part plus importante, surtout lors de la messe conventuelle concélébrée, sans pourtant que la vocation propre de chacun doive être malmenée. Le Saint-Siège avait indiqué une orientation dans le «Décret d’unification» qu’il accorda à l’Ordre en décembre 1965: il n’y aurait plus qu’une seule catégorie de moines, tous jouissant des mêmes droits, mais pas forcément du même statut, car il demeurait encore possible de réaliser ce qui faisait, jusque là, l’essentiel de la vie de convers: une part plus grande attribuée au travail manuel, une forme plus simple de prière, moins d’études spirituelles. Ce point fut confirmé dans les Constitutions de l’Ordre élaborées en 1984-1985 et approuvées par le Saint-Siège en 1990. Celles-ci laissent à l’abbé le soin de déterminer avec chaque moine, selon son caractère, sa formation et son évolution, la part qu’il accordera à l’office divin et la prière, à la lecture spirituelle et au travail manuel «pour que chacun puisse croître dans la vocation cistercienne» .
De ce fait, une certaine pluriformité s’est instaurée au sein même de chaque communauté qui comporte ses avantages et ses inconvénients. Elle permet à chacun de mieux trouver sa voie, elle évite que tous aient à passer dans le même moule avec les rigidités que cela suppose, elle aboutit à des communautés plus libres et vivantes: c’est un des fruits du renouveau actuel. Mais par ce fait même elle exige plus de maturité et de responsabilité personnelles, ce qui n’est pas un mal, elle rend plus difficile le respect d’une discipline extérieure et offre à ceux qui nous fréquentent un visage moins typé.

LA VIE D’UN TRAPPISTE SELON NOS CONSTITUTIONS
Peut-être jugera-t-on que dans ces conditions il est difficile de donner une description pertinente de la vie concrète d’un moine cistercien-trappiste… Jusque dans les détails, certes oui. Mais chaque monastère inscrit son style de vie à l’intérieur des Constitutions qui forment comme une même loi-cadre pour l’ensemble des monastères. Je voudrais terminer mon exposé en traçant quelques grandes lignes de notre vie, à partir de ces Constitutions.
L’Ordre est un institut monastique intégralement ordonné à la contemplation, sans œuvres apostoliques particulières, sinon l’accueil de retraitants à l’hôtellerie. Nous portons en notre cœur le souci apostolique que doit avoir tout chrétien, mais la vie contemplative est notre façon de participer à la mission du Christ et de son église. Cela ne nous empêche pas de rendre éventuellement quelques services, mais ces prestations restent l’exception (C. 31). L’ouverture de nos églises aux fidèles des environs, la participation des moines au renouveau de la prière liturgique, un accueil plus structuré et diversifié à l’hôtellerie assurent à nos monastères, en général, un rayonnement qui dépasse celui qu’ils avaient avant le Concile Vatican II. Ils sont, au sein d’une région, de vrais pôles de vie chrétienne.
Notre vie est communautaire d’une façon intégrale, pourrait-on dire, même si nos Constitutions admettent l’usage de cellules dans les monastères qui le jugent préférable (C. 13 et 21). A La Trappe, comme en presque tous les monastères de France, nous avons conservé l’usage du scriptorium commun. Elle se déroule «sous une Règle et un abbé», comme dit la Règle de saint Benoît ; mais aussi dans un certain silence et recueillement, même si l’usage des signes est réduit à certaines circonstances et si des temps de partage ou d’échanges ont lieu plus souvent que par le passé (C. 24), toutefois sans récréations proprement dites. On a pu se demander si nous étions des ermites vivant en commun, ou des cénobites au désert. Actuellement nous préférons la seconde formule. Un saint Bernard ne séparait jamais la recherche de Dieu et la vie fraternelle. C’est un aspect important de l’itinéraire spirituel tel qu’il le décrit.
La première de nos trois occupations principales est la prière liturgique: environ quatre heures par jour, en célébrant les Vigiles, le matin, avant la fin de la nuit (C. 23); cet Office de nuit comprend, en général, de six à huit psaumes, selon les monastères, et des lectures… Le temps consacré à la lectio divina et à l’étude spirituelle varie selon chaque moine, en fonction de ses capacités et besoins, en fonction aussi de ses charges dans le monastère.
Ce qui diversifie le plus le rythme et le style des communautés est le travail qui leur permet de gagner leur vie. Je ne peux pas le décrire, pour chaque monastère, mais nos Constitutions prévoient qu’il dure habituellement de quatre à six heures. Cependant l’équilibre entre ces trois occupations, comme je l’ai dit plus haut, peut varier pour chaque moine, selon les dispositions prises avec l’Abbé (C.14).
Ceci forme le cadre extérieur. L’itinéraire spirituel se parcourt sous l’action de l’Esprit-Saint, il est propre à chacun, mais nos Constitutions en définissent quelques étapes et indiquent quelques repères, reçus de la tradition ancienne. Car si l’Esprit agit de façon inédite en chacun, les lois de l’Histoire du salut sont les mêmes pour tous… En guise de conclusion je citerai un extrait de la C.3 qui décrit l’esprit de l’Ordre:
“Le monastère est école du service du Seigneur en laquelle le Christ est formé dans le cœur des frères grâce à la liturgie, à l’enseignement de l’abbé et à la vie fraternelle. Par la Parole de Dieu les moines sont formés à une maîtrise du cœur et de l’action qui leur permet en obéissant à l’Esprit Saint d’atteindre à la pureté de cœur et au souvenir incessant de la présence de Dieu. […] Citoyens des cieux, ils se rendent étrangers aux manières du monde. Vivant dans la solitude et le silence ils aspirent à cette paix intérieure dans laquelle la sagesse est engendrée. Ils se renoncent à eux-mêmes pour suivre le Christ. Par l’humilité et l’obéissance ils luttent contre l’orgueil et la révolte du péché. Dans la simplicité et le travail ils sont en quête de la béatitude promise aux pauvres. Par leur hospitalité empressée ils partagent la paix et l’espérance que donne le Christ, avec ceux qui, comme eux, sont en marche.”
En cette année du neuvième centenaire de Cîteaux, Dieu veuille nous animer du souffle de son Esprit pour que nous répondions à l’appel qu’il nous adresse, en église, et qu’ainsi nous nous acheminions joyeusement vers la plénitude de l’amour, sous la protection de la bienheureuse Vierge Marie, Reine de Cîteaux (Cf. C. 86)